Voici donc la suite, après plus de quatre ans d’attente et de réflexion, de l’article sur l’épistémologie. Je partirai du principe que le concept de positivisme vous est relativement familier… si vous avez des doutes jetez un œil au chapitre 4 de cet article, ici, oui oui, par là :
http://anacreon.azurewebsites.net/2010/10/introduction-et-reflexions-sur-lepistemologie-1-sur-2/
- Une alternative au positivisme
Donc dans les présupposés du positivisme nous avons cette hypothèse ontologique, à savoir qu’il existe une réalité « essentielle » qui s’instancie à nous par le biais de phénomènes. Pour beaucoup de monde, cette idée n’est pas forcément intuitive et la perspective de faire une correspondance directe entre une réalité « supérieure » et notre connaissance du monde ne les enchante pas plus que ça. C’est souvent le cas pour les artistes, les informaticiens, les psychologues, les sociologues, etc. bref, un tas de gens charmants qui vivent dans un monde aux règles un peu floues et qui ont, en général, du mal à dealer avec le concept d’absolu. Pour eux, y’a des mecs plutôt sympathiques qui ont mis sur pied une autre manière de comprendre la connaissance, une façon différente d’articuler science et réalité.
Taaaaadaaaa !!! !
Bon, alors ceux qui veulent une solution clef en main risquent fort d’être très déçus. Le constructivisme est assez récent et si le paradigme nodal est clairement défini, il donne lieu encore à plusieurs épistémologies constructivistes. C’est-à-dire que d’une assertion commune que l’on tiendra pour vraie, on peut en déduire plusieurs manières d’organiser la connaissance, plusieurs façons de faire parler ce constat premier.
- Les épistémologies constructivistes
Nous disions plus haut que si le paradigme constructiviste est clair, il s’instancie dans plusieurs épistémologies. Il y en a 5 au total qui sont marquantes :
– L’épistémologie génétique mise au point par Jean Piaget
– Le constructivisme radical de Von Glarsfeld
– Le paradigme cybernétique de 2e ordre de Von Foerster
– Le constructivisme projectif
– La pensée complexe d’Edgar Morin
Donc quand on parle d’épistémologie constructiviste on parle depuis une de ces 5 positions le plus souvent. Si des objectifs et les méthodologies différent quelque peu d’une épistémologie à l’autre, elles s’organisent toutes autour d’une même vérité première, une sorte d’axiome (bien que le terme soit récusé dans cette épistémologie) bref : un primat
- Le paradigme constructiviste
Quel est ce primat constructiviste?
Le réel connaissable peut être construit par ses observateurs qui sont dès lors des constructeurs (on dira plus volontiers ses modélisateurs)[1]
Voila! Simple, clair et efficace
La connaissance est donc une construction. Une construction interne, intime et surtout individuelle. La belle affaire me direz-vous? Certes. Et pourtant sur le plan philosophique la différence est de taille. On ne découvre pas les lois inhérentes de l’objet d’étude, mais on organise, à sa façon, les connaissances qui en émanent. Cela autorise beaucoup plus de chose en matière de méthodologie et de critique des résultats.
Rien ne va de soi. Rien n’est donné, tout est construit[2], disait Bachelard. Cela induit donc une nouvelle posture face à la finalité de la science et de la connaissance.
L’homme est non pas possesseur ou révélateur, mais créateur et sujet de son état de nature. La science ainsi entendue n’a pas pour idéal l’approche asymptotique de quelques vérités immanentes (le progrès) : elle se veut édification (conception-construction) par l’humanité, de son propre état naturel; la nature, pour la science, cesse d’être qu’une donnée (naturelle) pour devenir une œuvre (artificielle)[3].
Voila donc qui devrait nous aider à comprendre la construction de la connaissance dans le cadre du constructivisme épistémologique.
- La gnoséologie constructiviste
Du coup, cela implique une gnoséologie particulière, commune à tous les constructivismes, dont le primat absolu est celui du sujet connaissant capable d’attacher quelque « valeur » à la connaissance qu’il constitue : la connaissance implique un sujet connaissant et n’a pas de sens ou de valeur en dehors de lui.[4]
Premièrement, l’idée que la connaissance et la représentation sont inséparables est fondamentale. Ainsi le constructivisme montre que l’individu ne se représente pas tant les choses que les opérations ou les interactions qu’elles entretiennent entre elles. Ainsi Piaget montre que l’intelligence (et donc l’action de connaître) ne débute ni par la connaissance du moi ni par celle des choses en tant que telles, mais par celle de leurs interactions.[5]
Il découle de cela une opposition franche à l’hypothèse ontologique de la connaissance positiviste : le connaissable constructiviste est, par essence, phénoménologique : le sujet connaissant n’accède pas à la chose en soi, mais cerne les interactions possibles qu’il a avec la chose. Si ce revirement peut paraître anodin, il n’en reste pas moins que ces implications sont importantes sur le plan de la méthodologie de la recherche. En effet, le modèle téléologique devient envisageable (modèle qui s’attache aux conséquences, aux finalités plus qu’aux causes). On passe donc du modèle cartésien qui répond à la question « De quoi cela est-il fait? » en dressant la liste des modelisateurs qui sont absents (c’est en gros le cas de la science telle qu’on la connaît) à un modèle systémique qui répond à la question « Qu’est ce que ça fait? » par une organisation ouverte des modalisateurs présents.
- Le Constructivisme à quoi ça sert?
Hum ….
C’est une bonne question.
Aaaalors….
Premièrement, une épistémologie constructiviste permet de rompre avec le postulat d’objectivité qui est omniprésente en science et qui est sérieusement mise à mal, depuis quelques années déjà, par la physique quantique et le principe d’incertitude d’Heisenberg[6]. C’est une étape importante dans l’organisation de la connaissance, car beaucoup de domaines sont très embarrassés par ce besoin d’objectivité (l’analyse littéraire, artistique en général, les arts, les sciences sociales, l’informatique, la cognition, la réseautique, etc.). Donc globalement c’est une épistémologie qui permet d’organiser des savoirs sur un mode plus souple, car, puisque toute connaissance est avant phénoménologique on doit s’attacher à l’étude des processus, des dynamiques internes, des rapports homéostatiques, etc. et non pas sur la découverte de règles objectives indéfiniment reproductibles. H von Foester rappelle que la recherche des « afin » et aussi importante que la recherche des « parce que » pour la résolution d’un problème.
L’épistémologie positiviste est une épistémologie de la vérification : elle ambitionne de s’ordonner sur la production d’énoncés vrais parce que vérifiés à la fois par le raisonnement demonstratif et l’observation empirique. L’épistémologie constructiviste est une épistémologie de l’invention, ou plus correctement, de la poiese : la production originale par le faire (par contraste avec la praxis qui sera re-production routinière par le faire). Elle ne plus vise à découvrir le vrai plan de câblage d’un univers dissimulé sous l’enchevêtrement des phénomènes; elle vise à inventer, construire, concevoir et créer une connaissance projective, une représentation des phénomènes : créer du sens, concevoir de l’intelligible en référence à un projet. Les logiques conjonctives, on le verra, permettant ces exercices auto-poietique, interdit aux logiques disjonctives qui ne peuvent que vérifier la qualité formelle d’une démonstration, trébuchant sans cesse sur les paradoxes qu’elles engendrent elles même depuis qu’« un certain Crétois, nommé Epiménide, assura que tous les Crétois étaient des menteurs »! [7]
De cette nouvelle manière d’organiser le savoir, contextuelle et individuelle, il apparaît rapidement que le concept de discipline devient caduc et que l’organisation des savoirs ne peut plus vraiment être découpé en tranches juxtaposées, mais doivent se faire sur le mode de la spirale ascendante.
Cette organisation privilègie donc la trans-disciplinarité et semble le terrain propisce à l’expérimentation et à la création. Ceci ainsi que l’on peut commencer à théoriser autour de concept transversaux.
Le constructivisme donne donc les outils épistémologiques indispensables pour étudier des phénomènes complexes. Ainsi lorsque nous nous pencherons sur le concept d’espace sonore en création nous aurons d’une très grande flexibilité conceptuelle car nous ferons appel à des éléments de psycho-acoustique, de composition musicale, de physique du son, de cognition, de sémiologie, d’anthropologie, etc. qui sont autant d’élément qui traversent ce concept d’espace sonore sans pour autant l’épuiser.
[1] LeMoigne, J.L, 1995, Le constructivisme, Que Sais-je? Presse universitaire de France, p 45
[2] Bachelard, G., 1993, La formation de l’esprit scientifique (1938), Vrin, Bibliothèqe des textes philosophiques
[3] Le Moigne, J.L. 2001, Le Constructivisme, Tome 1 Les Enracinements, L.’Harmattan. p 44
[4] Le Moigne, J.L, 1995, op. cit,, p 71
[5] Piaget, J.. 1937, La Construction du reel chez l’enfant, 1937
[6] C’est un principe qui dit qu’en physique expérimentale on ne peut connaître précisément toutes les données descriptives d’un système simultanément, car l’observateur à besoin de fixer certaines conditions pour en déterminer précisément l’état. Ainsi pour connaître la position d’un corps il faut en fixer la vitesse…
[7] Le Moigne, 2001, op.cit, p 139-140
» la nature, pour la science, cesse d’être qu’une donnée (naturelle) pour devenir une œuvre (artificielle). »
Hérétique !!!
« Si des objectifs et les méthodologies différentes quelque peu d’une épistémologie à l’autre, elles… »
« diffèrent »
Ahah … ouais c’est pas mal ce qu’on a dit aux premiers constructivistes. Mais il me semble qu’avec les avancées de la physique (quantique) et des mathématiques ( théories des ensembles) on arrive tranquillement à admettre cet idée.
Je corrige la faute. Merci beaucoup !
Tudieu, on ne peut pas éditer ses messages >_<
Je rajoute :
"d’énoncés vrais parce que vérifiés à la fois par le rauisonnement demonstratif et l’observation "
"raisonnement"
et :
"d’anthropologie, etc. qui sont autant d’élément qui traverse ce concept d’espace sonore sans pour autant l’épuiser."
"éléments qui traversent"
Sinon, je trouve cette partie moins accessible que la précédente. Je subodore que c'est parce que je suis ancré dans le positivisme. Comme toujours, j'ai besoin d'illustrations (non pas la tour de refroidissement que tu nous as mis à la fin… -_-).
Mais si j'ai bien compris, les études du Big Data, qui consistent à récupérer le plus de données possibles et à les analyser par le biais de corrélation, de régression linéaires et tout et tout, pour produire un modèle, ce genre d'approche relève du constructivisme ?
Et le probabilisme tel qu'on en parle sur cette page ? http://www.larecherche.fr/savoirs/dossier/1-fin-du-determinisme-biologie-01-10-2009-88521
Merci encore, je corrige.
Ta difficulté est très possiblement liée au fait que la notion même de compréhension nous provient du positivisme. Ou peut être qu’avec l’âge je deviens moi clair … ou simplement que je ne maitrise pas encore le sujet. C’est abstrait encore le positivisme, et comme je le disais, il existe plusieurs épistémologies différentes qui ont des utilités très précise. Celle que je privilégie, en ce moment ne traite pas vraiment de mise en place de règles reproductibles ou de déterminisme.
La problématique qui est mentionnée dans l’article trouverait très probablement une solution dans le positivisme, qui, dans ce cas là, s’instancierait dans une méthode non déterministe, ou trouverait une voie, particulière à l’objet d’étude pour l’expliquer. Elle trouverait une manière de dealer avec le problème de la non reproductibilité des résultats à l’échelle individuelle. Dans le cas que tu donnes en exemple on met plus en avant une lacune du déterminisme qu’un réel revirement des paradigmes d’étude. Du coup, dire que cette approche statistique relève du positivisme est un peu hâtif… ce n’est plus du positivisme … et encore.
C’est effectivement relativement abstrait, et je confesse que moi même, dès que je sors de mon champs d’étude, le constructivisme me semble très complexe à saisir et surtout à utiliser. Il faut encore je travaille là dessus.
Mais dans le cadre de ma maitrise je sais que c’est l’approche que j’ai utilisée pour parler de concept que le positivisme peine à cerner convenablement sinon à l’aide d’un appareillage théorique d’une extrême lourdeur. C’es terriblement utile dans les cas où on doit faire fonctionner ensemble des dizaines de disciplines différentes simultanément … j’ai bon espoir de produire des études qui en seront de bons exemples.