Comme il est doux de découvrir de nouveaux auteurs et de s’émouvoir, le coeur fragile, défaillant, joyeux ou à la main (selon les modalités techniques de vos émois) de leur talent littéraire. C’est un plaisir rare. Alors dans cet élan de générosité qui caractérise les grands hommes, les hommes bons, les hommes beaux, je vous le partage. Wastburg de Cédric Ferrand, c’est bien! Voilà, la chose étant dite, il ne me reste maintenant plus qu’à vous en convaincre.
Le roman traite de la ville de Wastburg, une sorte d’Ankh-Morpork au sein d’une zone franche entre deux royaumes rivaux. La magie autrefois omniprésente, omnipotente (représentée par les majeers) a soudainement disparu laissant une béance gouvernementale que les citoyens tentent de combler vaille que vaille. Une sorte de complot est pourtant en train de se tramer et on a de cesse de se demander qui peut bien être derrière tout ça, et pourquoi se donne t’il autant de trouble! Parce qu’autant vous le dire tout de suite, les habitants de Wastburg ne sont pas des pieds tendres! La ville comporte un bon nombre de salauds, d’enfoirés, de prêt-à-tout pour gagner… on nage dans le cynisme à pleine brasse.
Comme la ville est le thème principal, le livre opte pour un récit relativement écliptique, presque stroboscopique : on saute d’un personnage à l’autre assez rapidement, et compte tenu du taux de mortalité assez élevé dans les ruelles sombres de Wastburg, il y a finalement pas mal de personnages qui se succèdent. En fait, pendant la première partie du livre, on a la sensation de suivre des personnages au petit bonheur la chance. Une sorte de tourisme narratif qui montrera sa raison d’être plus tard dans le livre … pas fou ce Cédric Ferrand : la structure du récit n’est pas totalement random ! Voire même tout cela va former un tout cohérent ! La ville thème principal disais-je avant de violemment digresser sur des questions narratologiques, mais aussi, et surtout la ville en tant que personnage principal caractérisée par ses habitants beaucoup plus que par le contexte géopolitique. Ca à l’air de rien dis comme comme ( et en réalité c’est pas grand chose aurait complété Pierre Dac) mais la chose n’est pas si évidente. Les grandes villes fantastiques sont majoritairement décrites par leur architecture et leur politique extérieure : Trantor d’Asimov, le Zanzibar de Brunner, Edoras, Minas Tirith, Bourg Palette, etc. …Ferrand préfère utiliser ses personnages pour définir sa ville. Voilà un exemple typique du procédé utilisé pour présenter le Maester Strinker, un haut responsable de la ville :
Le sapin ne tolère pas qu’un autre arbre pousse à côté de lui. Peut-être que les aiguilles qui tombent par terre acidifient la terre alentour et empêchent les autres plants de s’incruster. Peut-être pas. Au final, il n’y a pas une plante qui arrive à vivre aux abords du sapin : il sait y faire pour éliminer la concurrence. La baraque de Strink était comme le sapin : elle ne tolérait pas que quelque chose d’autre pousse à côté d’elle. Aucune bicoque ne s’appuyait où accostait celle du maester. C’était tout juste si elle acceptait que les toitures des bâtisses voisines frôlent la sienne. Un autre bâtiment était aussi du genre à ne pas endurer qu’une bicoque se colle contre elle : la tour des majeers. C’était pas la place qui manquait, non. C’était juste que personne n’aurait eu l’idée saugrenue d’aller construire un truc en s’appuyant sur cette bâtisse. Pourtant,, à part la tour, à Wasburg, impossible de ne pas avoir au moins un mur mitoyen. Même le baisodrôme personnel du burgmaester était flanqué sur les trois côtés par des gourbis. Wastburg ne pouvait plus s’étendre depuis longtemps : il fallait composer avec la promiscuité ou accepter d’ajouter des étages à des structures déjà branlantes. Et devinez comme on disait sapin en Waelmien? Eh oui, c’était strinker. (p 66-67)
Si l’exercice de caractérisation est jouissif dans sa forme on l’avait cependant déjà vu dans l’Ankh-Morpork de Terry Pratchett (représentée essentiellement par les mages de l’Université de L’Invisible ainsi que l’ineffable Planteur-J’m-Tranche-la-Gorge!) Et pourtant, je trouve la proposition de Cédric Ferrand apporte quelque chose que manque le Disque-Monde : l’incarnation du cynisme dans le récit et dans la langue.
Chez Pratchett, la dangerosité de la ville est hors champ. Tout le temps. L’ankh est pleine de cadavres d’inconnus, les touristes se font zigouiller à tour de bras, ca craint pas mal du boudin ( ou de la saucisse au tofu pour les végétariens) … Okay, mais finalement, les héros principaux naviguent entre les traquenards comme des fées entre les gouttes de pluie ( phrase à prononcer en jouant de la harpe pour un maximum d’effet) : j’en veux pour exemple que DeuxFleurs survit à son périple… et ce, avant même sa rencontre avec Rincevent. Personne ne meurt vraiment ni n’est même véritablement blessé au sein d’Ank Morpork. Ce n’est absolument pas le cas de Wastburg, loin de là : les personnages doivent dealer avec un danger véritable, omniprésent et permanent, sans concessions ni morale. Le cynisme de la ville est ici totalement assumé et je ne saurai que trop vous conseiller de ne pas nouer de trop grands liens affectifs avec les personnages. Je trouve que Ferrand assume ici le geste initié par Pratchett et donne ainsi véritablement corps au procédé de caractérisation. Rien qu’en ça, le roman est une réussite. C’est comme Pratchett, mais pour les grands !
Mais, peut être la force la plus probante du livre est la langue utilisée : une sorte d’argotique, mêle de néologismes de fantasy à la sauce un peu décalée. Utilisé pour caractériser la ville, l’effet est vraiment efficace.
C’était donc dans cette rue que se tricotait au quotidien l’argot de Wastburg. Des fois, un visiteur ramenait avec lui une vanne dans son village walmien, mais il était rare que l’expression prenne racine si lion de la cité. La gouaille avait besoin d’égout à ciel ouvert, de l’ombre de la tour des majeeers et du tempérament wastburgien pour se sentir chez elle. Elle ne tolérait pas le grand air et l’accent de pécore. (p 215)
Au final, c’est un excellent roman. Peut-être, certains d’entre vous trouveront qu’il manque un peu de souffle, d‘epicness, parce que le récit est plus centré autour de la ville que de l’histoire en tant que telle et que le style prend parfois beaucoup de place. Ils n’auraient probablement pas tort, je pense, mais je suis convaincu qu’ils passeraient à côté de ce qui fait la force du livre : le cynisme, la langue et une puissance de description que je n’avais jamais vraiment trouvés ailleurs. Et puis après, j’ai l’intuition qu’il y a un deuxième niveau de lecture à avoir : qui traite de politique et d’humanité. Sachant que l’auteur est un Français (de France) qui vit à Montréal, je crois que l’on peut lire la cohabitation douteuse des deux ethnies au sein de la ville comme une interprétation très libre de notre situation actuelle au Québec… mais ça, je vous laisse le soin de vous faire votre propre idée, et on en discutera, si le coeur vous en dit, dans les commentaires…