Ah les amis, quelle joie de vous retrouver ici. Oui, je sais , je vous ai manqué… Je vous ai achalé ces derniers mois le processus cognitif avec des recherches abstruses sur le son… tchut tchut, je sais… ne gâchez pas tout avec des mots : je vais le faire… laissez faire les professionnels du désappointement. Organisons plutôt une petite chorégraphie à la gloire de votre désarroi. Une transe commune de… bref, voilà, je n’ai pas même commencé que déjà je digresse.
Le livre qui nous va nous occuper pendant les prochaines lignes est tout à fait exceptionnel. Et il en faut du lourd pour se détacher de la kyrielle de choses fabuleuses qui ont émaillé notre année littéraire ! Exit donc le Dévoreur, La Chasse Royale, Sovok, Or et Nuit, etc. C’était tout à fait merveilleux, mais je viens de terminer la lecture d’un truc qui mérite votre attention. Alors on éteint les cigarettes et on sort les casques à pointe : aujourd’hui, je viens vous parler de Sous la Colline.
L’histoire est assez simple en apparence : après l’incendie de 2012 de l’Unité d’Habitation Le Corbusier à Marseille (que nous appellerons Le Corbu, histoire d’être classe), on découvre une sorte de salle secrète dans le bâtiment qui cache une relique toute bizarre. Colline, une archéologue un peu à la ramasse, va se mettre à enquêter pour comprendre la situation. Vous vous en doutez, tout ne va pas se passer comme sur des roulettes (ou sinon sur de mystiques roulettes carrées à trois cotés) et elle va être amenée sur les traces d’un culte antique, de légendes chrétiennes, de fées folkloriques et fallacieuses (à ne pas dire la bouche pleine de couscous… finalement il n’y a peut être pas tant de choses que l’on peut dire avec la bouche pleine de couscous… le problème, finalement, c’est le couscous…) et surtout à visiter de longs de large et de travers cet immeuble étrange peuplé de gens plus étranges encore.
Avant d’entrer plus avant dans ce qui fait de ce roman quelque chose de rare, juste un point rapide sur le style : simple, un peu intuitif et parfois légèrement décalé, mais diablement efficace. Un exemple :
Pour l’occasion, le nouveau syndic a décidé de rouvrir les deux toilettes de l’immeuble, l’une au troisième, juste avant le jardin d’hiver, l’autre sur le toit, au pédiluve. On y retrouve de nouveaux tags, aux connotations bien d’ici : « dehors les bronzés », « Forza Toulon », « Oh hisse, l’enculé ». Des poètes se postent aux coins des rues, sur des caisses de figues molles, déclamant des vers félibriges approximativement retenus. L’arbre à palabre bourgeonne de citations de la Bible, du Coran et des livres de Mary Higgins Clark, il croule, s’affaisse. Flo lui a fabriqué une petite béquille, plantée dans la terre moite. De nouveaux tags apparaissent sur les pilotis et les murs bas au parc, glyphes secrètes plongeant résidents et pingouins dans des abysses de suppositions. On annonce la visite de Jean Roucas, qui va venir poser ses valises de comique dans une des chambres de l’hôtel. Il veut être le premier à l’expo. (p261)
Drôle, pas vraiment méchant, mais un peu quand même, et terriblement concis. En fait, le style porte une très grande partie du roman par un procédé vraiment étonnant : la dissymétrie des descriptions. En fait, les lieux sont détaillés avec minutie et précision tandis que les personnages, eux, ne sont esquissés qu’à grands traits.
Derrière la vitre du box des gardiens, un grand type lit un livre du Maître Dogen. Depuis ses lunettes au bord du nez, il lève des yeux clairs, plus jeunes que les rides de son visage.
– Colline, mais nièce.
Colline agrandit les yeux, mais Flo soutient son regard comme pour lui signifier : confiance. Serge corne une page de son livre, le pose délicatement, ouvre la porte latérale du poste de garde. Il porte ses cheveux coupés en brosse, d’un blanc gris métallique. ( p 66)
À grands traits, ce n’est probablement pas si vrai. À petits détails en fait. Ce qui définit le mieux ce gardien, finalement, c’est qu’il lit Maître Dogen (c’est un maître zen – donc japonais- qui s’est attelé à penser le rapport entre le tout et les parties pour ceux qui ont séché les cours de poney). Calvo, il décrit ses personnages comme un peintre abstrait : à grandes poignées de détails.
À cela vient s’opposer la pléthore de descriptions des différents aspects du Corbu : des appartements, aux canalisations, des parcs au pédiluve, tout, tout, tout, vous saurez tout sur le Corbu. Il en ressort une sensation super étrange : les lieux sont plus réels que les personnages ( ça tombe bien, tu me diras, lecteur, parce que le Corbu, il existe dans le vrai monde de la réalité véritable, alors que les personnages sont inventés). Certes, répondrais-je, en prenant acte de la proximité malaisante de ce nouveau tutoiement, mais souvent, dans un roman l’inverse est plutôt de mise, non ? On tente de donner corps le plus possible aux personnages quitte à ce que les lieux soient un peu évincés. Y’a quelqu’un ici, qui peut, sans tricher, me faire une description de la maison d’Emma Bovary ? Ou de l’hôtel de Mort à Venise?
Je digresse un peu, mais je crois que j’aurais aimé avoir accès à des dessins, des croquis ou des illustrations tant l’ambition de décrire le bâtiment comme une super structure appelle le visuel, tant il englobe tout, tout le temps. Car, le Corbu se déploie dans toute sa mégalomanie (c’est à la base un projet social de très grande envergure) : il semble immense, écrasant et surtout, il est parcouru de résonances métaphysiques qui le transforment doucement en une espère de monolithe façon 2001. Alors quand les personnages font commencer à se frotter à « l’âme incarnée du Corbu », cette articulation des descriptions va porter ses fruits et permettre la désagrégation de la réalité sans véritablement choquer le lecteur.
Car, une fois encore, David Calvo va traiter de dissolution de la réalité. Si dans Elliot du Néant il passait dans une sorte d’envers du réel et que dans Minuscule Flocons, (suivez le lien si cela vous tente) il le pixelisait jusqu’à la décomposition, ici, il va lier les deux processus pour mieux l’intriquer le réel… cette phrase est d’une complexité effarante, vous ne trouvez pas ?) avec des éléments de folklore et d’Histoire. Il en ressort une sorte de liquéfaction partielle de la réalité : certains points nodaux restent en place et reconfigurent notre compréhension de l’intrigue. C’est comme du Lovecraft, sous acide.
En fait, le livre m’a donné l’impression d’être un croisement formidable entre « The dream-quest of the unknown Kadath » et « Inherent Vice » de Paul Thomas Anderson (pour le côté décalé du protagoniste). D’ailleurs, le récit est pour le coup véritablement protéiforme. On alterne entre des constructions d’enquêtes, des questionnements existentiels, des phases super inspirées jeu vidéo façon Point ‘n Clic, de l’action (avec des gens qui courent, et tout et tout), du fantastique …. le tout parsemé de mythes et légendes du Sud Est de la France. Gros programme donc. Peut-être ma seule réserve réside dans le besoin d’une connaissance exégétique de la mythologie phocéenne pour saisir les subtilités des références … Wikipédia augmente de beaucoup le plaisir de la lecture et permet de saisir à plein l’effrayante quantité de référence et la délicatesse de leur intrication.
Et, au final, je pense que c’est ça qui m’a le plus subjugué dans ce roman : l’exercice virtuose de la construction en mosaïque d’une histoire sur le basculement du réel. Éclaté, toujours à deux doigts de la rupture du contrat spectatoriel, essaimé de références précises et puissantes, Sous la colline est une intrigue portée par un dispositif narratif complexe vraiment terriblement bien maîtrisé.